Chronique de Jacques Ladyjensky N°3, décembre 2020

Quand on clame qu’il semble à présent prouvé que le régime méditerranéen (plus lutéine) est bénéfique pour la vision, on se voit répondre par « l’objection absolue » :  Certes, mais il est austère, et de ce fait, mal accepté.

C’est de cette prétendue austérité que nous voudrions parler.

Mettez quelques gouttes d’eau sucrée sur les lèvres d’un nouveau-né, il rit aux anges ; avec de l’eau amère, il grimace. Nous avons dans nos gènes une tendance à rechercher le « plaisir gustatif ». (Parmi, d’ailleurs, d’autres plaisirs, – bien sûr.)

Dans les temps anciens, très longs au demeurant, plus d’un million d’années, l’homme n’était que chasseur-cueilleur et adepte du régime méditerranéen, vu qu’il n’y en avait pas d’autre. Vers 9 000 av. notre ère, ont commencé timidement à apparaître l’agriculture et l’élevage, pour se répandre sérieusement vers moins 5000, tout au début des civilisations sumériennes et égyptiennes. Voilà le mot lâché : civilisations. Elles sont véritablement liées à cette invention de l’agriculture et de l’élevage. Elles ont apporté une brusque élévation du niveau de vie, et cela implique aussi la possibilité de jouir du plaisir gustatif que donnent le gras et le sucré, en toute bonne foi et même si cela ne fait pas de bien… Puis-je citer ici ce livre si remarqué (en passe de devenir une sorte de « Manuel » ) Sapiens, Brève Histoire de l’Humanité, du pr. Harari :

Voici environ 10 000 ans, les Sapiens se mirent à manipuler la vie d’un petit nombre d’espèces animales et végétales (…) à semer des graines, à arroser les plantes, et à conduire des troupeaux vers des pâturages de leur choix. (…) Ce fut une révolution du mode de vie : la Révolution Agricole. (…) Vers 3 500 avant notre ère, la principale vague de domestication était terminée (…) Au premier siècle de notre ère, l’immense majorité des hommes étaient des agriculteurs (…) La somme totale de vivres augmenta, mais la nourriture supplémentaire ne se traduisit ni par une meilleure alimentation ni en davantage de loisirs. Elle se solda plutôt par des explosions démographiques (…) la culture a permis une croissance exponentielle (…) et l’apparition d’élites choyées. (…) La Révolution Agricole fut la plus grande escroquerie de l’Histoire. (…) Les nouvelles tâches agricoles prenaient beaucoup de temps et obligeaient les hommes à se fixer à côté des champs (…) L’abandon du nomadisme permit aux femmes d’avoir un enfant chaque année (…) La natalité augmenta plus vite que la mortalité. (…) La croissance démographique brûla les vaisseaux. Impossible de revenir en arrière (…) Surgirent des souverains et des élites qui se nourrirent du surplus des paysans (.. ) la minorité de l’élite remplit les livres de l’Histoire : rois, officiels, prêtres (…) , l’Histoire, chose que fort peu de gens ont faite, pendant que tous les autres labouraient les champs et portaient des seaux d’eau.

C’est bien dans pareil contexte qu’on peut imaginer le désir qui s’empara de monsieur-tout-le-monde, de goûter aux plaisirs gustatifs de l’Elite, – désir que commençait à permettre l’augmentation du niveau de vie.

 

Coup d’œil sur la Bible

Voyons si les textes anciens permettent de corroborer l’historique de ce qui vient d’être dit. Sauf erreur de ma part, seules les Ecritures (bibliques) y font allusion, – pas les textes sumériens ou égyptiens.

Genèse

  • Chap.2, verset 16 : Dieu dit, tu peux manger les fruits de tous les arbres du Jardin, sauf un.  (…)
  • Chap.3, verset 06 : la femme (Eve) s’aperçut que le fruit de cet arbre devait être savoureux (…) elle en mangea (…) et en donna à son mari.
  • Verset 07 : ils attachèrent des feuilles de figuier et s’en firent des pagnes.
  • Verset 17 : Dieu dit enfin à l’homme : maudit soit le sol à cause de toi ! Il ne te donnera plus que des ronces et des chardons, tu n’auras ta nourriture qu’en cultivant les champs, c’est à la sueur de ton front que tu gagneras ton pain.

    Commentaire incident : entre autres éléments intéressants, retenons la présence des figuiers. A la base frugivore de l’alimentation, figurent, dans les textes bibliques, cinq arbres fruitiers : le figuier, l’olivier, la vigne, le palmier-dattier, le grenadier.

  • Chapitre 18, verset 01 et 06 : Le Seigneur apparut à Abraham, qui était assis à l’entrée de sa tente.  C’était l’heure la plus chaude du jour.  Abraham se hâta d’aller trouver Sarah dans sa tente, et dit « prends vite trois mesures de fleur de farine, pétris la pâte et fais des galettes ».
  • Chapitre 25, verset 33 : Esaü vendit son droit d’aînesse à Jacob. Verset 34 : Alors Jacob donna à Esaü du pain et son plat de lentilles.

Dans le livre de l’Exode,

  • au chapitre 16, verset 14, on lit, au sujet de la longue errance des Hébreux dans le désert : Lorsque la couche de rosée s’évapora, il y avait à la surface du désert, une fine croûte sur le sol.
  • Vt 21 : Matin après matin, ils en recueillaient autant que chacun pouvait en manger. A la chaleur du soleil, tout était fondu.
  • Vt 31 : on donna à ce pain le nom de manne. C’était comme de la graine de coriandre, de couleur blanche, au goût de beignet et de miel.
  • Vt 35 : Les Fils d’Israël mangèrent de la manne pendant 40 ans, jusqu’à leur arrivée en pays habité, aux confins de Canaan.
  • Chapitre 32, vt 05 : Et (Aaron) reçut l’or de leurs mains (…) en fit un Veau, en métal fondu.
  • Vt 07 : Le Seigneur parla à Moïse : descends, ils se sont faits un Veau, en métal fondu, et se sont prosternés devant lui (…) en proclamant : Israël, voici tes Dieux, ceux qui t’ont fait sortir du pays d’Egypte.

Commentaire incident : Les Egyptiens révéraient le Taureau plutôt que le Veau, mais celui-ci, bien entendu, n’est autre qu’un jeune Taureau, et c’est moins cher à fabriquer qu’un Taureau adulte, surtout quand la matière première Or se limite aux bijoux qu’on a sous la main.    A noter que plusieurs historiens considèrent le dieu égyptien Taureau (Apis) comme bien plus récent que les dieux traditionnels. Il reflèterait l’arrivée de la Civilisation Agricole. Idem pour les divinités Déméter en Grèce et Cérès à Rome.

  • Chapitre 33, verset 09 (le Seigneur, parlant à Moïse) : « Monte vers une terre ruisselant de lait et de miel ».

Commentaires incidents :
1) Le miel dont question n’est sans doute pas disent plusieurs historiens, celui des abeilles, produit rare et luxueux, mais celui, sous le même vocable, qu’on obtient en faisant bouillir dans l’eau le fruit du palmier-dattier puis en concentrant le sirop.
2) Le Lait, avec sa graisse de vache, et le Sucre, voilà bien la définition du « Paradis » gustatif en vue, ici idéalisé, moteur de la future malbouffe qui s’est abattue sur le monde.

Dans le livre du Lévitique,

  • au chapitre 1, verset 07, on peut lire : Si ton présent réservé est une offrande cuite dans un récipient, elle sera de fleur de farine préparée avec de l’huile.
  • Verset 13 : Sur tout présent réservé qui consiste en céréales, tu mettras du sel.

Au livre des Nombres,

  • chapitre 11, verset 5, on peut prendre connaissance de la voix du peuple : « En Egypte, nous mangions pour rien du poisson, des concombres, des melons, des oignons, de l’ail : maintenant notre gorge est desséchée, nous ne voyons jamais rien que de la manne ! »
  • Chapitre 13, versets 17 et suivants : Moïse les envoya explorer le pays de Canaan (…)regardez le pays, montez par le Néguev, montez par la montagne (…) Ils allèrent jusqu’à la vallée d’Eshkol où ils coupèrent un sarment et une vigne ; ils les portèrent à deux hommes au moyen d’une perche (…)ils avaient aussi cueilli des grenades et des figues(…) ils firent ce récit à Moïse : ce pays ruisselle de lait et de miel, et voici ses fruits.
  • Chapitre 13, versets 27 et suivants : (Les fils d’Eliab) répondirent : Nous ne monterons pas. Ne te suffit-il pas de nous avoir fait venir d’un pays ruisselant de lait et de miel, pour nous faire mourir dans le désert ? et tu veux encore te poser en prince au-dessus de nous ? On NON ! ce n’est pas dans un pays ruisselant de lait et de miel que tu nous a fait entrer ! Tu ne nous a pas donné des champs et des vignobles en héritage ! nous ne monterons pas !
  • Versets 20 et 21 : Le Seigneur parla à Moïse et Aaron : séparez-vous de cette communauté, je vais les exterminer.

Livre du Deutéronome,

  • chapitre 5, verset 1 : Moïse convoqua tout Israël et leur dit : Ecoute, Israël, le Seigneur a conclu une alliance avec nous (…) (…)
  • (chapitre 6) Israël, tu écouteras, tu veilleras à mettre en pratique ce qui t’apportera bonheur et fécondité, dans un pays ruisselant de lait et de miel (…) quand Dieu te fera entrer dans le pays qu’il a juré à tes pères (…)quand tu auras des villes grandes et belles que tu n’as pas bâties, des maisons pleines de richesses que tu n’y a pas entassées, des vignes et des oliveraies que tu n’as pas plantées, que tu seras rassasié, alors garde-toi d’oublier le Seigneur.
  • Chapitre 8, vt 07 et suivants : Le Seigneur te conduit vers un pays fertile (…) de blé et d’orge, de raisin, de grenades et de figues, d’olives, d’huile et de miel, pays dont les pierres contiennent du fer, et les montagnes, du cuivre.
  • Chapitre 12 verset 20 : Quand le Seigneur aura élargi ton territoire, et que tu diras « je mangerais bien de la viande », tu pourras, si tu le désires, en manger autant que tu voudras.

Livre de Josué,

  • chap .5, verset 10 : Ils campèrent dans la plaine de Jéricho. A partir de ce moment, la manne cessa de tomber. Ils mangèrent ce qu’ils récoltèrent sur la terre de Canaan.

Livre de Ruth,

  • chapitre 2, verset 14 : Booz dit (à Ruth) : approche-toi, mange de ce pain, tempe ton morceau dans la vinaigrette.
  • Verset 15 : Booz lui passa des épis grillés.

Premier livre de Samuel,

  • chap. 9, versets 22-24 : Samuel prit Saül et son serviteur, les fit entrer dans la salle, et leur donna une place en tête des invités. Il dit au cuisinier : donne la part dont je t’ai dit mets-là de côté. Le cuisinier présenta le gigot avec le morceau qui est au-dessus.

Commentaire incident : enfin de la viande à table ! (et encore, c’est un repas de fête). Jusqu’ici, on vient de le voir, nous étions diablement «méditerranéen» dans la Bible, pour ne pas dire « végétarien ». A noter que la date évoquée est moins 1 100, environ (nous venons de moins 3700).       En fin de compte la locution « de lait et de miel » semble être une expression consacrée, signifiant plaisir idéalisé inaccessible. Et c’est bien de plaisir gustatif qu’il s’agit.

  • Chapitre 25, verset 18 : Abigaïl se dépêcha de prendre deux cent pains, deux outres de vin, cinq moutons tout préparés, cinq boisseaux d’épis grillés, cent gâteaux de raisins secs et deux cent gâteaux de figues, qu’elle chargea sur des ânes.

Premier livre des Rois,

  • chapitre verset 1 et suivants : Salomon dominait sur tous les royaumes depuis l’Euphrate jusqu’à l’Egypte. (…) Les vivres de Salomon comprenaient pour chaque jour, trente quintaux de semoule et soixante quintaux de farine, dix bœufs gras, vingt bœufs de pâturage, cent moutons…

   Commentaire incident : la voici, la viande ; mais c’est encore de repas de « rois » qu’il s’agit.

  • Chapitre 5, verset 25. Salomon livrait à Hiram (roi du Liban) chaque année vingt mille quintaux de blé, vingt quintaux d’huile d’olive pressée.

Dans l’Evangile, Jésus, et le peuple autour de lui, apparaissent comme se nourrissant de pains, de poissons, et de fruits.

  • Dans Marc  11- 12, on peut lire : Le lendemain, après qu’ils furent sortis de Béthanie, Jésus eut faim. Apercevant de loin un figuier qui avait des feuilles, il alla voir s’il y trouverait quelque chose.

Commentaire incident : Il faut croire que des figuiers sauvages se trouvaient vraiment partout, donnant de la nourriture gratuite. La grand’route Béthanie-Jérusalem est une des principales artères du pays, archi-fréquentée…

  • Dans Luc, 15, 11-32, on lit le récit d’une parabole de Jésus relatant le récit dit du Fils Prodigue : à son retour, le père fait tuer le veau gras en disant : mangeons et réjouissons-nous, le fils est retrouvé.

Une fois encore, la viande est associée à un repas de fête.

 

L’Afrique contemporaine.

Traditionnellement, les Africains ont pratiqué un régime se rapprochant du « méditerranéen », faute d’en connaitre un autre. Mais dans les dernières années, leur niveau de vie ayant sérieusement augmenté, ils ont commencé à se jeter, eux aussi, sur les « plaisirs gustatifs » que ne manquaient pas de leur proposer les agents commerciaux d’Unilever, Danone, Nestlé, General Mills, Pepsi-Cola et tous les autres hérauts du sucre raffiné et de la graisse de vache. On commence avec les bâtons d’ice-cream, Magnum, ou Haagen-Dasz, à 40% d’acides gras saturés, et on aboutit au rumpsteak-béarnaise, ou à la côte de porc.

Si on objecte : vous allez perdre des années de longévité, et votre vision au grand âge, ils répondront que ce sont là des choses qu’ils ne prennent pas en compte.

D’ci peu, toute l’Afrique sera gagnée par la malbouffe. Elle y progresse tous les jours.

 

Le cas de la Crète.

C’est en 1960 qu’Ancel Keys, séjournant en Crète, y constata le taux élevé de centenaires ; après avoir étudié et écarté l’influence possible d’une hérédité, il soupçonna une corrélation avec la nutrition. Il était bien vu du gouvernement américain, vu sa contribution, quelques années plus tôt, à l’effort de guerre en mettant au point les fameuses « Rations K ». (Elles eurent un effet immense sur le moral des soldats, comme ont pu en témoigner, chez nous, les assiégés du dernier jour à Bastogne qui en reçurent – et ils attendaient des munitions…- des dizaines de milliers au bon moment.)  Il obtint un crédit de 1,2 million de dollars de l’époque, renouvelable annuellement, pour initier sa fameuse « Etude des Sept Pays » qui dura quinze années. (Rappelons-en le trait principal : des cohortes, similaires, d’hommes de 40 à 60 ans, furent comparées chaque année aux USA, en Finlande, en Italie, aux Pays-Bas, en Croatie, en Serbie, en Grèce et au Japon. Après 10 ans : Finlande 47 décès sur 1 000, USA 42, Pays-Bas 31, Italie 20, etc. Crète 0,9. Après 31 ans, il restait 50% de survivants en Crète, mais tous les Finlandais étaient morts.)    Dans les années 70, la Lyon Heart Study, française, compara 300 patients cardiaques au régime normal avec 300 patients au régime méditerranéen : 70% de mortalité en moins. Ce furent les points de départ pour une succession impressionnante de confirmations, sous forme d’études universitaires, dont bon nombre sont recensées dans mon livre « Culinaire-Oculaire ».

Mais les années ont passé en Crète comme ailleurs. Jusqu’en 1960, cette île au climat paradisiaque était restée pratiquement ignorée du tourisme. Une des raisons, c’est qu’elle n’a pas de port digne de ce nom… En 1960, elle gagna un aéroport et les avions perdirent leurs hélices…Vous voyez où je veux en venir. Les « jets » sous forme de charters, de  « low-cost airlines », la remplirent d’amateurs de paradis. Avec eux, ils amenèrent leur façon de se nourrir, et leur argent bienvenu augmenta considérablement les revenus des locaux, bien pauvres jusque-là. Promus aubergistes et aides-aubergistes, et alléchés par le magique pouvoir du plaisir gustatif, on devine qu’ils mangèrent comme leurs hôtes : croissants, viennoiseries, eaux sucrées, ice-creams, beurre à tout instant, pizzas, chips, et la bien-aimée Viande sous toutes ses formes. Aujourd’hui, dans les cours de récréation, on dénombre un tiers d’enfants obèses, comme aux USA.

En 1975, consterné, le Dr.Ancel Keys ne put que constater que la Crète ne produisait plus de centenaires. Interviewant ses amis crétois, ils ne cachèrent pas que s’ils avaient traditionnellement suivi le régime méditerranéen, c’est parce qu’il n’y avait que ça.   Et si c’était à refaire, ce serait « nièt ».

 

Le président Salazar

Il en est qui se souviennent de la phrase du président-dictateur Salazar, qui régit le Portugal jusqu’en 1970 : Le Régime Méditerranéen, nous ne voulons pas de ça chez nous. C’est la CUISINE DU PAUVRE.

Austère, ou pas austère ?

Austère, il l’était, assurément ce régime dit méditerranéen. Mais il semble qu’aujourd’hui, tant d’améliorations sont apparues qu’on peut dire qu’il ne l’est plus.  C’est de cela que nous allons parler dans la chronique n°4.

 

J.Ladyjensky, décembre 2020